Je viens de dire que les émotions ne changent pas par un simple effort de volonté. Cependant, cela ne veut pas dire que l’analyse rationnelle des émotions n’a rien à apporter au changement émotionnel. En particulier, l’analyse de la raison peut permettre de prendre conscience des causes des émotions (comment cette émotion est-elle née? quelle fonction sert-elle?) de même que de leur valeur (l’émotion est-elle encore de nature à maximiser mon bien?). Or, cette prise de conscience est une expérience qui est parfois nécessaire pour modifier les émotions.
Pour expliquer cela, analysons un cas. Par exemple, prenons mon enfance. Mon père ne vivait pas avec nous. Ma mère en avait plein les bras pour nous faire vivre. Mes frères étaient plus vieux que moi. Au final, j’ai vécu cette enfance en me sentant relativement seul. J’en ai conclu, de façon émotionnelle, que je ne valais pas la peine qu’on s’intéresse à moi. Ensuite, observons comment les conclusions tirées des événements que nous avons vécus peuvent jouer un rôle de filtre. Ainsi, quand ma mère revenait du travail, elle ne s’intéressait pas à moi car elle était trop stressée par sa journée. Par contre, après avoir pris une ou deux bières, elle était beaucoup plus disposée à m’accorder de l’intérêt. Toutefois, j’ai toujours pensé que ces élans ne venaient pas d’un intérêt authentique. En fait, ce qui se passait était que mes conclusions préalables (je ne suis pas digne d’intérêt) filtraient ces élans. En effet, puisque je n’étais pas digne d’intérêt, la raison qui expliquait les élans de ma mère ne pouvait pas être qu’elle s’intéressait vraiment à moi. De fait, mes conclusions m’ont toujours amené à interpréter ces élans comme étant les conséquences des effets de l’alcool (bien qu’ils provenaient sans aucun doute d’un intérêt authentique). En résumé, parfois nos conclusions jouent un rôle de filtre (elles ne laissent passer que les expériences qui tendent à confirmer leur validité). Ce type de filtre de l’expérience est commun. Par exemple, une personne qui se trouve laide pourrait interpréter un compliment sur sa beauté comme étant un signe d’imbécilité. Une personne qui se trouve peu intelligente pourrait interpréter un compliment sur sa vivacité comme étant une tentative de vouloir l’amadouer, etc. Dans tous ces cas, les filtres empêchent des expériences potentiellement changeantes d’être reçues comme telles. Les personnes ne changent donc pas leurs perceptions d’elles-mêmes.
Dans ce type de cas, l’analyse rationnelle peut avoir du succès. En effet, je peux réfléchir à mes émotions et retrouver les contextes dans lesquelles ces émotions ont été créées. Je peux prendre conscience du rôle que ces émotions ont joué, des associations qui les ont causées. Je peux réaliser que ces associations ne sont pas nécessairement vraies. Par exemple, supposons que je me sente déprimé parce que je ne me sens pas aimé. Je peux commencer à réfléchir aux fois où les gens m’ont dit qu’ils me trouvaient aimable et ensuite réaliser pourquoi je ne les ai pas crus et ainsi remonter jusqu’à mon enfance, à la cause première de mes émotions dépressives (par exemple dans des relations d’intimidation à l’école). Le point central est que tout ce processus d’analyse constitue une nouvelle expérience. Or, il est fort possible que cette nouvelle expérience modifie mon rapport à mes futures expériences. Effectivement, si on est conscient du fait que notre filtre est en train de nous amener à réinterpréter une expérience, il se peut que l’expérience puisse passer sans être filtrée. Par exemple, en étant conscient de mon filtre selon lequel je suis sans intérêt, je suis davantage porté à croire une personne qui me dit qu’elle me trouve intéressant. Du moins, ça devient possible pour moi de penser qu’elle le croit peut-être réellement. Par conséquent, l’analyse rationnelle des émotions est une expérience qui est parfois nécessaire pour pouvoir changer nos émotions.
La prise de conscience rationnelle peut avoir un autre effet. Comme je l’ai déjà dit (no.12), il peut arriver que nos croyances déclaratives soient en conflit avec nos croyances émotives. Or, il est possible que ces contradictions fassent que nous soyons tourmentés. Par exemple, il peut arriver que des traumatismes subis en bas âge ne soient plus accessibles à la mémoire déclarative mais qu’ils aient néanmoins influencé les émotions d’un enfant. Ainsi, supposons que le frère de cet enfant l’a souvent torturé. Cet enfant pourrait donc ressentir des émotions lui indiquant que son frère est une menace. Parallèlement, il est possible que les parents de cet enfant aient tout fait pour que celui-ci croie que son frère est très bon pour lui. Puisque l’enfant a confiance en eux, il les croit. Dans un tel cas, l’enfant aurait des croyances déclaratives et émotives contradictoires et il fort possible que cela l’amène à une certaine souffrance. Pour diminuer cette souffrance, il sera nécessaire de prendre conscience de la discordance entre les niveaux de croyance. Ici encore, l’analyse rationnelle est une expérience qui peut avoir un effet sur nos dispositions émotionnelles.